Deux heures du matin, de lourds ronflements s'arrêtent soudain, une
frêle sonnerie a brisé le lourd sommeil de Martial qui se retourne et
grommelle abattant sur l'intruse une main vengeresse ; ouf et repartir
un peu... Mais rien n'y fait un coude pointu s’enfonce dans le gras de
son dos :
- Martial, c’est
l’heure, tu sais bien…
- Merci Juliette ! Je sais bien
et tous les jours je sais bien, et depuis plus de vingt ans tous les
jours je sais bien !
- Et tous les jours tu répètes la
même chose, et tous les jours tu finis par te lever et tous les jours
comme tu ne sais pas te lever sans bruit, tu me réveilles assez pour je
ne puisse pas me rendormir ; et tous les jours je finis par me lever et
je me prépare pour te rejoindre dans ton fournil et apporter ton café…
- Ouais, ouais j’y vais ma tendre
et douce, je te prépare des croissants…
- J’aimerais bien des pains au
chocolat aujourd’hui mon petit lapin ! Allez ouste debout !
Longuecour, petit village, dans le
beau pays de France, une de ces contrées paisibles où il y a plus
d’arbres que de gens. Dans ce genre de village, cette scène se répète à
l’infini, le plus souvent la boulangerie est le premier foyer allumé.
Mais ce jour-là, dans ce village
là des choses bien étranges vont se produire qui ne se produiront nulle
part ailleurs. Ce jour-là, le boulanger et sa tendre épouse sont les
premiers éveillés, ils ne peuvent pas se douter de ce que cette journée
leur réserve.
C’est l’été, les jours ont tout
juste commencé de se raccourcir, le soleil se lève après les boulangers
trois ou quatre heures peut-être, mais eux n’ont pas vraiment le temps
de s’en préoccuper. Elle est partagée entre la boutique qu’il faut
préparer avant que la clientèle arrive : nettoyer, décorer et
approvisionner, aller vers son mari qui souvent à besoin d’un coup de
main et d’une petite tendresse. Leur maison qui se situe en arrière de
la boutique et au-dessus du fournil a aussi besoin de ses attentions.
Le temps passe vite, il y a tant à
faire !
Dans quelques maisons à l’entour,
d’autres commencent à sortir de leur sommeil appelés qu’ils le sont par
les locataires de leurs étables, ils doivent lentement quitter le cours
de leurs rêves. Pas besoin de réveil, ils sont rythmés par leur labeur
pour ce qui concerne les heures et les saisons. Ils savent que Monsieur
Soleil doit se frotter les yeux et préparer son apparition car c’est
l’été, ils savent qu’il sera presque là quand ils prendront le chemin de
leurs étables.
Un peu plus loin un homme tourne
et retourne dans son lit, il ne trouve pas le sommeil, quelque chose le
préoccupe, il ne sait pas bien quoi.
- Vas-tu te tenir tranquille, tu
m’empêches de dormir avec tes tournicotons ! N’oublie pas que tu te
lèves dans une heure pour aller à l’atelier et qu’t’as une grosse
commande !
- Oui ma chérie mais j’sais pas
y’a quequ’chose qu’im tracasse et j’sais pas quoi …
Ils se retournent, elle s’endort,
mais lui s’il ne tournicote plus, garde les yeux ouverts, il va attendre
le lever du soleil, ça va l’occuper !
Une demi-heure, une heure et pas
de soleil, pas ce petit frémissement de lumière à travers les persiennes
et puis cet imperceptible glissement vers le jour. Il doit y avoir des
nuages…
- Bizarre, j’aurais pas cru qu’il
pleuve aujourd’hui.
Juliette la boulangère est partie
s’allonger un peu, tout est prêt pour recevoir les premiers clients,
ceux-là vont gratter au volet avant que la boutique ne soit ouverte et
tiendront un peu compagnie au patron avant de repartir avec un pain ou
une tourte chaude sous le bras. Elle doit se reposer car la journée sera
longue, la boulangerie ouvre tôt et ferme tard, avec Martial ils doivent
se relayer car ils n’ont pas d’employé.
Ici, où là on commence à guetter
l’apparition de l’aube, c’est une petite magie, ce n’est pas la lumière
qu’on allume et qui éclaire aussitôt, non c’est une lente transition
entre l’état de nuit et l’état de jour : on ne doit pas réveiller la
nature d’un seul coup, certes les humains mais aussi les coccinelles et
les fleurs de pissenlit… Ce n’est pas le cinéma qui a inventé le
ralenti : celui-là à l’âge du soleil et il est tout à fait
imperceptible !
Roger l’artisan tournicoteur a
fini par se lever, il est descendu à la cuisine et a ouvert les volets :
décidemment ce n’est pas normal le ciel est bien dégagé, il n’y a pas de
nuages et pas d’étoiles non plus, ni celle du berger, 5 heures un quart
il devrait déjà faire presque jour. Il se prépare un café. Fait tourner
dans sa tête toutes ses connaissances sur le sujet, mais rien, il ne
trouve aucune explication à ce phénomène car si ça continue s’en sera un
bien sûr !
Le café l’a bien requinqué, il
jette encore un œil sur la pendule : 5 heures 25. Ça ne peut pas être un
poisson d’avril au mois de juillet quand même ! Bon sang mais c’est bien
sûr c’est le changement d’heure ! Mais non il a déjà eu lieu en mars !
Alors c’est la pendule qui déconne ! Il allume la radio qui confirme
l’heure, et la radio ne saurait retarder, elle est toujours à l’heure
pour les mauvaises nouvelles et en retard pour les bonnes ! En outre
elle ne parle d’aucun phénomène lié au lever du soleil.
Quelqu’un gratte au volet de la
boulangerie :
- Martial !
Celui-ci rapplique une baguette à
la main car il connait bien son premier client, il ouvre et tout de
suite se rend compte qu’il y a un problème : il fait encore nuit ! Tout
occupé à ses affaires dans son fournil, il ne s’est rendu compte de
rien.
- Alors Henri, ça va ? Mais
qu’est-ce qui se passe ?
-On en sait rien, apparemment le
soleil est en grève aujourd’hui. Il devrait être là depuis une heure
peut-être, il n’y a pas de nuage, c’est pas normal.
-Bah, ça alors, bah ça alors…
Faut qu’j’y r’tourne, ça va
brûler. Salut.
Mais les petits amoureux, ils sont
loin de tout ça… Bien enlacés sous leur couette ils fredonnent « Retiens
la nuit » de Johnny.
Julien vient de se lever, il a
jeté un œil à son épouse encore bien endormie, ils sont tous deux
retraités, rien ne les presse sauf pour lui de faire à son épouse la
surprise de petites brioches toutes chaudes. Cabinet de toilette,
ablution et coup de peigne, brossage des dents, sourire à lui-même, une
veste légère, encore un bâillement, il pousse la porte : un sourire
fleurit sur ses lèvres :
-J’aurais mieux fait de regarder
l’heure, il fait encore nuit, quel couillon !
Deux pas en arrière, referme la
porte accroche sa veste à la patère, rechausse son pyjama et retourne se
coucher…
Sur la place du village ils ont
commencé à se rassembler, et les autres et les uns, l’éclairage public
pallie au soleil défaillant, il fait frais mais c’est bien agréable, ils
ne savent pas trop quoi se dire tant leur surprise est grande : il fait
encore nuit à 6 heures ! Il fait bon de se réchauffer d’amitié et de
convivialité devant l’inconnu. Les uns et les autres savent ce qu’ils
ont à faire, on les attend dans les étables, à l’école, ou en plein
d’ailleurs…
Un à un se détachent de la grappe,
un petit pincement au cœur parce qu’ils vont se retrouver seuls face à
cet inconnu qui les intrigue.
Té, ma vache té, Morin appelle ses
vaches qui ruminent confortablement sous un vieux chêne au milieu de la
pâture, il ne les voit pas mais il sait où elles sont et, de juste il
entend le petit galop qui les rapproche. Il sait qu’elles ont meilleure
vue que lui quand il fait sombre mais pas à ce point quand même ! Elles
s’engagent vraiment franchement : pour elles le soleil a dû se lever !
Il les connait bien les histoires des animaux qui pressentent les
dangers ou bien la pluie, il sait que si ses bêtes sont paisibles il ne
va pas pleuvoir même quand l’orage menace. Ça le rassure à cet instant
de voir que ses animaux ne sont pas inquiets. Il les connait si bien, il
connait si bien son terroir ; il sait qu’elles, contrairement à lui,
sont dans l’aurore, il sait que malgré la bizarreté de la situation,
tout va bien !
Il n’a pas allumé la lumière de
l’étable pour confirmer son impression, de juste elles vont
tranquillement à leur place pour attendre le « baquet » composé de
céréales aplaties avec des compléments minéraux et la traite qui les
libèrera de la pression de leurs mamelles.
Il n’y a pas que le ciel qui s’est
obscurci, il en est de même aussi pour le mystère et cela de plus en
plus : seuls les humains se trouveraient dans la nuit ?
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