Drôle d’époque
Il
faisait beau, il faisait nostalgie, je regardais par ma fenêtre et mes idées
se sont envolées, loin là-haut, par-dessus la roche de Chastel, j'ai fermé
les yeux, et j'ai pu me promener ailleurs. J'ai vite croisé d'autres pas,
j'étais au moyen-âge.
-Bonjour, je vous vois en train de
travailler votre champ, avec votre femme et vos enfants aidés de houes et de
crochets, aimeriez-vous à vous tout seul faire ce travail et dix fois
davantage en dix fois moins de temps? Tout en restant assis, écoutant une
belle musique que vous joueraient ménestrels et troubadours?
-Ne vous moquez pas de nous, nous souffrons
au labeur et n'arrivons même pas à en vivre.
-Je ne me moque pas, je connais un pays, où
c'est ainsi. Quand vous rentrez des champs, vous pouvez vous laver sous une
pluie d'eau chaude en toutes saisons ; il vous reste même un peu de temps
pour aller voir d'autres gens, d'autres choses, sans vous fatiguer dans un
char qui roule tout seul.
-Passez votre chemin, nous avons du
travail, vous vous moquez!
-Je ne moque pas, là-bas, pas de disette,
on ne connaît même pas ce mot-là. Quand on est malade, tout de suite
quelqu'un vient nous voir, si c'est trop grave, on nous emmène dans de
grands hôtels dieux, ouverts à tous et chauffés ; on ne sort que guéri.
Plusieurs fois par an on peut se reposer, partir un peu plus loin, changer
d'air, traverser les mers et revenir ensuite à son travail.
-C'est quand on sera mort, c'est paradis?
-Pour ce pays-là, pas besoin de mourir,
c'est bien vivant qu'on en profite.
-C'est le bonheur alors, c'est merveilleux,
tout le monde doit chanter tout le temps!
-Non, on ne chante plus, ce sont des
machines qui chantent. De moins en moins de gens travaillent et de plus en
plus les contrôlent.
-Quand même c'est le bonheur?
-Je ne sais pas bien car personne ne semble
content. Á part ceux qui dirigent, ceux-là, ils font semblant.
-Avec tout ce que vous m'avez dit, il n'y a
pas de gens contents?
-Apparemment, il n'y en a pas beaucoup, on
vit plus vieux, on ne travaille plus au vieil âge, mais on n'est pas
content. Il semble que tous n'aient pas les mêmes avantages, et que certains
même n'en aient presque pas, il semble qu'on veuille toujours ce qu'on ne
peut obtenir. Ce qu'on partage le mieux, c'est la morale, quand on a fini de
servir ses voisins, il n'en reste plus pour soi-même.
-Un peu comme nous alors, mais pourtant
vous avez beaucoup plus?
-Peut-être. Plus on mange, plus on a
d'appétit, et je crois aussi, que plus on peut manger, plus on nous dit
l'appétit qu'il faut avoir, et comment le satisfaire. On a même expliqué à
des vaches qu'elles devaient manger du mouton!
-Vous vous moquez!
-Non c'est la vérité, mais là, ils ont vu
qu'ils avaient été trop loin, ils ont arrêté. Enfin ils vont sûrement faire
quel qu’autre découverte.
-Comment sont vos seigneurs? Comme les
nôtres alors, jamais rassasiés?
-C'est de pouvoir qu'ils ne sont jamais
rassasiés, plus ils contrôlent, et plus ils veulent contrôler.
-Mais toutes ces choses que je n'ai pas, et
dont vous me parliez tout à l'heure, à quoi servent-elles?
-Á en faire espérer d'autres sûrement, le
bonheur c'est toujours tout droit, là-bas, au loin, devant.
-On nous dit la même chose ici, quand
serons-nous donc arrivés?
-Je ne sais pas, vous venez avec moi? J'y
retourne.
-Après tout ce que vous m'avez dit! Si
c'est pour encore attendre, il vaut peut-être mieux que je reste ici, au
moins je connais.
Alors je les ai quittés, ils portèrent tous
sur moi un drôle de regard, j'ai essayé de sourire, n'y suis pas arrivé. Je
me suis retourné, suis revenu ici. Quand je me suis réveillé, j'étais devant
cette feuille de papier, alors j'ai tout écrit, j'ai tout relu et je suis
resté longuement attaché dans les nuages.
Quand j'ai reposé mes yeux sur la feuille
une phrase s'était écrite toute seule :
Que chacun trouve en lui le bonheur qu'il
recherche.