Avec la religion on a toujours raison
Un train ? Il y avait des compartiments et c’était bien un train, vous voudrez
bien l’entendre, il est ici important que tout soit compartimenté. Il y avait la
nuit, il y avait moi. Je n’ai pas toujours aimé me souvenir de ce voyage même si
je n’ai jamais cherché à l’oublier. Tout ce qui suit n’a jamais vraiment eu
d’importance pour moi sauf à me dire que ce jour-là peut-être ma vie aurait pu
basculer.
Le train roulait cette nuit-là ; il vaut mieux que roulent les trains, que
savent-ils faire d’autre ? Je devais avoir 13 ans ( ?), frère André, à l’école
Bellefonds de Rouen, il m’enseignait… Que m’enseignait-il ? À l’école donc il
m’enseignait et si on me demande de parler de lui, au-delà du fait que j’ignore
la matière qu’il enseignait, je dirai que c’était un bon enseignant, il était
respecté, clair et pouvait s’instituer comme modèle pour la jeunesse, il avait
de l’autorité !
Comment vas-tu Fabrice depuis tout ce temps ?
Nous avions le même âge, en même lieu nous avions le même âge, tu avais un
charme discret, au cœur de cette bande de petits mâles en cours de « dressage »,
rue Beauvoisine à Rouen, tu détonnais un peu, je te connais si peu.
Tu es venu vers moi, nous n’étions pas amis et n’avons pas eu le temps de
l’être, nous avons suivi ou créé nos chemins sans nous revoir. Tu es venu vers
moi, simplement, silencieusement et tu m’as prévenu.
André, mon père s’appelait ainsi mais on ne l’appelle plus ; frère André, tu es
venu m’entretenir de frère André, frère des écoles chrétiennes Saint Jean
Baptiste de la Salle.
Quelque-soit la profonde affection que je voue à mes parents, je leur en veux
bien un peu de leur silence sur les choses du sexe. J’accepte volontiers de me
faire leur avocat et de les abriter derrière l’hypocrisie de leur époque et de
leur religion.
Je me souviens de l’endroit exact où la conversation a eu lieu : près d’un
poteau en bois qui supportait le coin du préau sous lequel nous jouions au
ping-pong durant les récrés. La cour goudronnée était emplie du vacarme de nos
turbulents condisciples, une imposante horloge encastrée dans le mur des classes
orchestrait nos rythmes. Je me souviens qu’un de nos camarades (non identifié)
l’avait gratifiée d’un superbe jet de fromage à tartiner et que cette précieuse
décoration était resté fichée sur le cadran durant une longue période ; au
départ de couleur crème, elle passa par toutes les nuances du jaune avant de
virer au brun, proposant par ses mutations une autre échelle du temps.
Fabrice devait sûrement avoir besoin de se confier, je pense avoir été le seul à
l’époque avec qui il l’ait fait, avec le recul du temps, j’imagine assez
aujourd’hui le poids qui devait l’écraser. Fabrice me confia un peu de ses
rapports avec le frère André. Il en était l’amant, comment dire autrement ? Un
amant obligé, mais un amant quand même. Qui es-tu aujourd’hui, Fabrice, comment
t’es-tu libéré ?
Nous étions dans une institution religieuse, on nous enseignait à longueur de
cours le respect d’autrui et l’amour de son prochain, pourtant l’un des
enseignants, religieux de surcroit, allait à l’encontre de la morale que l’on
voulait nous inculquer. Fait aggravant, à l’époque il n’y avait pas de cours
d’éducation sexuelle, tout juste évoquait-on le sexe de manière anatomique en
cours de sciences naturelles. Nous étions maintenus dans un flou total
concernant notre sexualité, certains avaient été bien informés par leurs
parents, mais ils n’étaient pas majorité et nous devions nous débrouiller pour
avoir les informations que nos jeunes corps réclamaient. C’est dans ce contexte
que frère André abusait de Fabrice, ajoutant à l’hypocrisie institutionnelle sa
propre perversion.
Nous regardions nos chaussures plus souvent que nous croisions nos regards.
Fabrice était gêné mais tout à fait déterminé, c’est lui qui a le plus parlé, je
ne m’exprimais que par rebonds. Il ne m’a pas vraiment expliqué ; il a cherché à
me faire comprendre. Imaginez la scène : lui disant les choses à moitié par
pudeur, par gêne, par honte et moi essayant de le comprendre alors que je ne
connaissais pas la matière même dont il voulait m’entretenir. Il devait espérer
que j’en savais assez pour comprendre, je ne voulais pas le décevoir, ni avoir
l’air de ne pas savoir. Je faisais semblant, il était mon complice, trop content
de ne pas avoir à entrer dans les détails.
Un matin, au réveil, je ne saurais vous dire la date, je fus surpris de
constater un raidissement de mon sexe. J’étais à la maison, seul dans ma
chambre, je l’ai longtemps partagée avec ma sœur âgée de cinq années de plus que
moi. Cette manifestation bizarre loin de me réjouir m’a complètement inquiété,
je ne comprenais pas. Je me souviens avoir été au lavabo pour tremper mon sexe
dans l’eau froide, m’être recouché, avoir dressé mes jambes en l’air et je ne
sais quoi encore afin que disparaisse cet inquiétant symptôme. Et bien-sûr pas
question d’en parler à mes parents ! Sûrement auraient-ils su me répondre avec
le tact et la manière qui convenait. Mais nous étions enfermés dans un mutisme
total à propos de ces sujets. Pas question d’en parler aux copains : cela aurait
été manière de dire que je ne savais pas et m’exposer aux quolibets. Il m’a donc
fallu vivre avec ma « maladie » quelques temps avant de trouver la réponse, je
ne sais plus comment, Internet est apparu 40 ans plus tard mais j’ai trouvé
avant !
Ma mère aurait tant aimé que je sois prêtre ! Elle devait se dire que si ce rêve
se réalisait, je n’aurais pas besoin de savoir. Je n’ai pas réalisé son rêve,
j’espère lui avoir quelques fois donné satisfaction pour d’autres raisons. Si je
ne suis pas devenu prêtre, j’ai toujours eu une tête de confident, cela a
toujours été et cela dure toujours. Plutôt doué pour les études, j’étais entouré
de camarades plus âgés que moi, de un, deux trois ans et parfois plus. Les
écoles religieuses étaient à l’époque le refuge de turbulents fils de la
bourgeoisie qui venaient se faire « dresser » chez les frères des écoles
chrétiennes après avoir perdu quelques années en fredaines. Allez savoir
pourquoi, s’ils avaient un malheur c’est vers moi qu’ils venaient trouver le
réconfort ! Moi, le puceau je recevais leurs dépits amoureux, leurs témoignages
de débauche !
Est-ce pour la même raison que Fabrice s’est approché de moi ?
Est-ce pour me prévenir, me préserver ? Voyait-il en moi un potentiel rival,
cela je ne le pense pas, mais le flou dans lequel m’a alors entrainé cette
histoire a quelquefois fait passer cette pensée en moi.
Le train nous berçait de sa musique monotone, la nuit nous enveloppait. Nous ?
Quelques dizaines d’élèves de l’école qui partaient en pèlerinage à la Salette.
Vous n’êtes pas obligés de savoir que la Salette est un lieu parmi tant d’autres
où des enfants ont vu la « sainte vierge », cet endroit se situe dans les Alpes,
en altitude, dans la région de Corps. S’en est suivi la création d’un lieu de
pèlerinage et d’un monastère, cet endroit sert aussi de refuge pour les
montagnards ; je crois même qu’à l’époque il y avait des chiens de race
Saint-Bernard.
Mes parents n’étaient pas très aisés et le pèlerinage coûtait un peu d’argent.
Frère André m’avait convoqué dans son bureau pour me proposer de faire partie du
voyage. Il restait une place, j’étais un bon élève, un élève méritant et l’école
se faisait un plaisir de me l’offrir. Le pèlerinage ne m’attirait guère, il y
avait déjà surconsommation de religion à la maison, mais le voyage
m’intéressait ; mes parents ne firent aucune objection, mieux ils étaient fiers
de mon mérite. S’ils avaient su ! Ils n’ont jamais su.
C’est à ce moment que Fabrice est venu vers moi, quelques jours avant le départ,
vraisemblablement dès qu’il a appris le cadeau qu’on me faisait.
Nous étions quelques-uns du même pèlerinage dans ce compartiment, gamins. Venant
de Rouen arrivant à l’approche des Alpes, le voyage avait été bien long et après
avoir essayé mille manières de tuer l’ennui, nous commencions à offrir à ceux
qui voulaient bien l’entendre un superbe concert de bâillements. Est-ce de
l’entendre qui poussa le chef de train à mettre les compartiments en mode
veilleuse ? Bientôt, ce fut un concert de ronflements.
Moi, je ne dormais pas, je pense n’avoir pas dormi de toute cette nuit-là.
Nuit blanche ?
J’étais en alerte, averti sans bien savoir de quoi. Je n’étais pas loin de ma
communion solennelle, j’avais été un des élus, le peuple croyant avait dressé
autour de moi et de mes camarades un feu d’artifice de mensonges. Ce jour-là, et
ce jour seulement nous étions les éléments premiers de ce troupeau, les regards
n’étaient que pour nous, nous avions été apprêtés pour une cérémonie durant
laquelle on nous disait princes alors que nous n’étions qu’objets. Le troupeau
voulait nous ingérer, il nous avait bardés d’ail et de cadeaux, nous n’avions
plus qu’à suivre et de toute notre vie nous n’aurions plus qu’à suivre. J’avais
suivi, et je suivrai encore quelques temps. J’avais défilé en aube blanche, une
croix de bois pendue sur ma poitrine, les autres avaient eu droit au même
traitement. Comme nous aurions dû dès lors voir que sous ce linceul c’est notre
personne que l’on voulait enterrer ! J’ai mis du temps à le comprendre. Je pense
que le frère André m’y a beaucoup aidé par ses déviances.
J’avais hérité de ma communion un costume constitué d’une veste et d’un short en
tissu un peu épais ; c’était là mon vêtement de sortie. Quelques soient les
sorties, c’est lui que je portais, ma famille était de condition modeste et de
cette modestie, je me suis bien aussi guéri au point d’écrire un jour : « Issu
d’une famille modeste, je n’ai pas hérité de grand’chose, pas même de la
modestie. ». Je ne vous le garantis pas, mais il me semble bien que je portais
ce costume là pour le voyage.
Le compartiment baigné de la faible lumière jaunâtre ronronnait doucement, le
cliquetis des rails entretenait le sommeil de mes compagnons et m’invitait à les
rejoindre. Moi, je ne voulais pas ! J’avais prié les aiguillages, les tunnels et
les traversées de gare de venir à mon secours et me tirer de la dolence ; ils
avaient bien saisi et les changements de rythme et d’ambiance me permirent de
rester suffisamment éveillé. Lorsque le frère André est venu je l’étais tout à
fait. Il avait fait quelques passages pour s’enquérir de nous, il était
responsable de ce petit troupeau et quelques moniteurs l’aidaient en cette
tâche.
« Tu ne dors pas ? »
« Non, mais ça va. »
Il était reparti me glissant un sourire.
Peu de temps après, il était revenu et s’était assis auprès de moi. Il m’avait
posé quelques questions banales, s’était intéressé à moi, avait raconté quelques
histoires dont je ne me souviens pas : ma vigilance monopolisait toutes mes
facultés.
Il a dû sentir que je commençais à m’assoupir et gentiment m’a proposé de poser
ma tête sur ses jambes en matière d’oreiller, je n’ai pas refusé. Ce que j’ai
refusé, c’est de dormir, j’en remercie encore aiguillages, tunnels et traversés
de gares. Si je ne dormais pas, je lui en laissais toutefois l’impression. Je ne
sais pas le temps qui s’est passé, je pense qu’il a été assez long et j’ai senti
que sa main droite cherchait à se glisser dans ma poche, doucement.
Insidieusement ? Ainsi dieu te ment ?
Avait-il froid aux mains ? S’endormait-il à son tour, faisait-il ce geste
inconsciemment ?
Je n’avais pas peur, je n’aime pas avoir peur et j’ai souvent su échapper à ce
sentiment. Si la peur nous prévient, elle a une fâcheuse tendance à nous faire
perdre nos moyens. Je n’ai pas toujours réussi mais j’ai le plus souvent essayé
d’analyser les situations dans tous leurs composants pour, au mieux, répondre au
danger s’il y devait y en avoir un. Souvent la peur vient de notre seule
perception et d’une analyse corrompue.
Étais-je en danger ce jour-là ?
Mes parents, mes professeurs, tout mon environnement avait fait en sorte que je
ne sache pas le genre de danger que je pouvais courir à ce moment-là et je
n’avais pas vraiment de moyens de comprendre ce qui pouvait se passer. Fabrice
dans le peu qu’il m’avait dit m’avait laissé le sentiment que ce n’étaient pas
choses normales, que, surtout, il en souffrait. J’avais saisi sa sincérité et sa
souffrance. J’étais en mode défiance.
Ce n’était plus une impression, la main continuait de progresser dans ma poche,
lentement, imperceptiblement pour le dormeur que j’étais censé être. Je n’avais
plus besoin des aiguillages, j’étais en plein éveil, les yeux fermés mais tout à
fait conscient.
Malgré le manque d’information et eut égard au fait que je n’étais pas tout à
fait idiot, j’estimais bien que c’était de mon sexe que la main cherchait à
s’approcher. Je ne comprenais pas tout à fait quelle en était la raison mais
j’imaginais assez bien que cela était en rapport, pardon, de même essence que ce
que Fabrice subissait et je n’avais aucune envie d’en savoir plus.
Il est vrai que lorsqu’il m’avait parlé, j’avais été très pataud, j’avais, je
vous l’ai dit donné le change ; lui avait donné à croire que je comprenais
parfaitement entre les lignes ce qu’il ne me disait pas. Sûrement m’en aurait-il
dit davantage si j’avais été plus curieux, si j’avais été moins décidé à cacher
ma curiosité. Il avait dû avoir un doute, je me souviens d’un moment où il m’a
regardé d’un air interrogateur, il devait se demander si effectivement je
saisissais bien le fond de son propos et j’ai essayé de le rassurer : non non,
je comprends bien de quoi tu parles ! Je lui ai même ajouté : « C’est une
manière de se tourner les doigts ? », il m’avait regardé bizarrement, et avait
cru, ou feint de croire que c’était là une boutade, j’avais dû vouloir lui dire
que c’était là manière de passer le temps. S’il avait su ! Aujourd’hui je n’ai
plus honte pour longtemps l’avoir eu : totalement ignorant je m’étais imaginé à
travers ses propos que le frère André s’amusait simplement à faire tourner son
sexe entre ses doigts !
Quand je vois aujourd’hui ces défilés de haine qui prétextent la défense de la
famille et de l’amour pour se répandre, je retrouve toute l’hypocrisie dont j’ai
souffert alors.
L’hypocrisie de mes parents qui faisaient semblant de croire que je n’avais pas
besoin de savoir alors que je cherchais à savoir et qui ont fait semblant de
bien vouloir me mettre au courant alors que je n’avais plus besoin de savoir.
J’avais 15 ans, quand ma mère très gênée, sous l’ombre apaisante d’un tilleul,
un bel après-midi ensoleillé m’a dit :
« Tu sais, si tu as besoin de savoir certaines choses, tu peux me le
demander ! »
« Non merci maman, je suis bien au courant. »
Elle est restée silencieuse un moment soulagée de n’avoir à m’en dire davantage,
mais aussi, je le pense, fortement déçue de ne pouvoir parler ouvertement avec
son fils. Elle a ajouté peut-être pour tenter de relancer la conversation
:
« Tu sais la femme ne trouve pas de plaisir, seul l’homme en trouve, ton père
m’a toujours respectée ! »
Nous avons dû changer de conversation, quelle pouvait-être ma réponse?
Je n’en veux pas à mes parents, il régnait dans notre famille une ambiance
chaleureuse et confiante ; par contre j’ai petite haine contre la religion qui
les a formatés. Cette haine ne demande qu’à s’amplifier devant tous les
évènements qui veulent me rappeler combien cette religion qui prêche l’amour de
son prochain, qui prône la charité comme principale des vertus est prompte à
dévoiler la fâcheuse tendance qu’elle a de vouloir dominer et écraser tout ce
qui ne lui ressemble pas, tant pis pour les cathares!
J’allais vers la vierge, mes camarades toujours en sommeil, même si je n’avais
pas peur, il fallait que je fasse quelque chose, que je me défende !
J’ai dit que le frère André, par ses agissements a contribué à me déciller, je
dois préciser qu’il a fait partie d’un grand questionnement qui ne se limite pas
à lui, mais à la structure même de sa religion, malheureusement ses exactions ne
sont pas de son seul fait mais la conséquence logique des vœux que le troupeau
l’a obligé à prendre alors qu’il n’avait sûrement qu’une faible conscience de ce
qui l’attendait. La religion a des problèmes avec le sexe, elle le sait bien
pour avoir inventé la confession et tant d’autres palliatifs qui ont pour
fonction de garder en son sein ceux qui ne sont pas à même de suivre ses
contraintes : l’important reste le nombre de têtes que compte le troupeau,
l’important reste le pouvoir du berger!
Ma défense a été simple, évidente, limpide et suffisante, suffisante surtout !
J’ai posé ma main gauche, toujours dans mon supposé sommeil, sur mon short,
au-dessus de la poche, de manière à ce qu’elle empêche la progression de la main
exploratrice. Et la progression s’est arrêtée, définitivement arrêtée.
Qu’a-t-il compris ? A-t-il pensé que je ne dormais pas ? A-t-il senti que je
résistais ? Attendait-il une résistance pour retenir ses pulsions ? Avait-il
seulement froid aux mains ? Tout ce qu’en j’en sais est qu’après un moment
d’immobilité, j’ai fait semblant de m’éveiller et me suis lentement retourné
vers lui : il dormait. Précautionneusement je me suis détaché de lui, suis allé
faire un tour dans le couloir : deux fumeurs devisaient calmement auprès d’une
fenêtre qu’ils avaient légèrement ouverte, je suis resté un petit moment auprès
d’eux pour prendre la fraîcheur de la nuit et peut-être aussi l’odeur du tabac.
De légers sourires de leur part m’indiquaient qu’ils acceptaient ma présence,
pour autant ils ne m’adressèrent pas la parole et continuèrent leur
conversation. Une demi-heure plus tard, peut-être, après les avoir salués j’ai
rejoint mon compartiment : le frère André dormait toujours, je me suis assis sur
la banquette d’en face et ai repris mon semblant de sommeil, je ne me suis
endormi qu’avec le lever du jour. Ma première nuit blanche.
Le séjour s’est bien passé, mes camarades et moi-même découvrions les Alpes pour
la plupart. Nous étions dans des chambres de quatre et frère André passait le
soir pour nous souhaiter bonne nuit. Voilà, c’est tout. J’ai ramené des
souvenirs de neige, de grandes balades, de stations-services qui ne portaient
pas le même nom que chez nous : La Mure et j’ai trouvé ça bizarre. Je n’ai pas
ramené de souvenir des messes, prières et retraites, sûrement commençait-je déjà
à décrocher.
D’un naturel hyperactif, même si on n’employait pas le terme à l’époque, j’ai
repris le cours de ma vie avec mes parents, mes amis et le monde qui assurément
m’attendait pour continuer de tourner.
Des études, du chant, du théâtre, des sorties et quelques vagabonderies, mes
journées n’étaient pas assez longues et je dois cette vérité à mes enseignants
des écoles religieuses qu’ils ont eu fort à faire pour me mettre le nez dans les
livres et les cahiers. Je sais faire la part des choses, je sais ce que je leur
dois et ne m’arrête pas à la déviance de l’un d’entre eux.
Je n’ai jamais eu de nouvelles de ce frère, j’ignore s’il a été poursuivi,
j’ignore la fin de l’aventure avec Fabrice. Peut-être cela a-t-il été découvert,
peut-être y-a-t-il eu d’autres victimes, l’affaire comme souvent à l’époque a
peut-être été étouffée ? Beaucoup de peut-être. Cela ne m’a pas gêné, j’avais
assez à m’occuper.
Quelques années plus-tard j’ai appris qu’un prêtre que j’avais côtoyé, qui
dirigeait des camps de vacances d’adolescents en Alsace avait été arrêté pour
pédophilie et incarcéré. Il dirigeait la maîtrise de la cathédrale de Rouen :
école qui recevait les petits chanteurs des chœurs de ladite cathédrale et ses
camps de vacances mélangeaient les enfants de son établissement et ceux d’autres
établissements catholiques. J’aimais beaucoup cet homme et l’organisation de ses
camps, pour simplifier je dirais que c’était le mode rustique et aventure. Nous
vivions sous des toiles et à la dure, si nous voulions manger il fallait aller
chercher le bois pour le feu, éplucher les légumes… Souvenir amusé, nous avions
inventé la DS pour ramener le bois mort : c’était un brancard sur lequel nous
disposions les branches et qui avait pour originalité de se lever au démarrage
et de s’abaisser à l’arrêt ! Pas de fourneaux mais de grands trous dans le sol
où le feu était entretenu pour chauffer d’énormes marmites. Les douches étaient
à l’eau froide au lavoir : « Savonnez-vous, partout et insistez bien ! ».
Ensuite les moniteurs balançaient sur nous des seaux d’eau froide pour le
rinçage, WC à la turque…
Mais quelle ambiance pour ceux qui comme moi aimaient que ça bouge ! Jeux de
nuit, jeux virils, longues randonnées, concerts au village, chants chorals et
puis Denise et Monique, fillettes de notre âge qu’on pouvait croiser de temps en
temps au hameau de Saint-Gangolph. Dépaysement, vous avez dit dépaysement ?
Bien-sûr en se masquant la bouche on parlait bien un peu de Renaud, il avait une
si jolie voix de soprano, était si gentil, détonait tant entre tous les petits
mâles en accession à la virilité que nous étions ; on parlait bien de l’intérêt
que lui portait l’abbé Pierre Cardon. J’espère que tu vas bien Renaud. Je suis
allé deux années dans cette colonie à peu près à la même époque que mon voyage à
la Salette. Après ce second camp, je n’ai pas eu de nouvelles de Renaud. Je n’ai
pas en non-plus de nouvelles de l’abbé Cardon, c’est beaucoup plus tard, adulte,
que j’ai appris son incarcération.
Je croirais en lui que je dirais : « Dieu m’a heureusement évité d’autres
rencontres de ce type. »
Pour autant la religion catholique reste ma religion, elle est de mes racines,
j’ai beaucoup à voir avec elle. J’ai retenu son humanisme même s’il ne concerne
pas tous les sujets, je me suis attaché je crois à suivre ses préceptes de
respect de l’autre. Même si je n’aime pas les termes de charité et faire le bien
que je juge par trop condescendants, je pense en avoir gardé l’esprit et
toujours évité de « donner ma chemise à de pauv’ gens heureux ! ». De l’évangile
j’ai gardé l’esprit de tolérance et de respect : Jésus, que je considère comme
un personnage historique, et seulement cela, n’a-t-il pas accepté la compagnie
de Marie-Madeleine la pècheresse et n’a-t-il pas baisé le front du lépreux ?
Comment ceux qui se prévalent d’être ses enfants ont-ils pu oublier cela, ne se
souviennent-ils pas que tu as chassé les marchands du temple ? Que tu as défendu
le faible ?
Pauvre troupeau, pauvres guenilles, vous vous êtes emparés d’un dieu pour
promouvoir vos tares : moins vous êtes chrétiens et plus vous en avez besoin! Il
est devenu votre marionnette, vous le faites parler à tous propos pour justifier
vos bassesses. Ce que j’ai retenu de l’enseignement religieux que j’ai reçu est
tout ce que vous cherchez à oublier, à nier. J’ai honte de ce troupeau auquel un
temps j’ai appartenu. Si je respecte en votre sein ceux qui sont restés fidèles
aux principes d’humilité, de prochain, je pleure sur les autres : vous ne
méritez pas le dieu que vous vantez.
Si vous avez vraiment besoin d’un dieu, je n’ai qu’un conseil à vous donner :
évitez les intermédiaires et trouvez-en un avec qui vous pouvez traiter
directement, ayez alors la correction de ne pas parler à sa place.
Quand j’ai appris à mes parents, j’avais 19 ans peut-être, que je ne croyais
plus en dieu, ni dans le leur, ni dans aucun de ceux que l’on s’acharnait à me
proposer de Jésus à Karl Marx, le choc a été rude. J’ai écrit beaucoup plus
tard : « La seule idée d’un dieu prive l’homme du seul possible paradis. ». Leur
religion leur avait appris à être hypocrites, j’avais retenu que rien ne vaut la
vérité. Ils étaient parfaitement honnêtes dans leur croyances, je l’étais tout
autant dans mon incroyance. Je n’ai pas cherché à leur montrer que « j’avais
raison », j’ai retenu le principe de respect des convictions d’autrui, je n’ai
pas cherché à leur dire que tous les efforts qu’ils avaient imposés à leur
budget pour me maintenir dans des écoles religieuses avaient permis ma rencontre
avec des pédophiles. J’ai gardé pour moi ce secret, je n’ai pas voulu les faire
souffrir ? Sûrement. Et j’avais tant de choses en tête, celle-là n’était pas si
importante. Et puis j’aurais pu aussi rencontrer le même genre d’individus dans
l’enseignement public après tout. Par-dessus tout je pense que d’apprendre tout
cela n’aurait pas modifié leurs croyances, la religion leur aurait donné des
réponses, elle leur en avait déjà par trop donné.
Nous sommes restés en ce silence, la maladie a retiré sa conscience à notre mère
durant quinze années : retombée en enfance ; elle a retiré toute motricité à
notre père durant deux années, elle les a séparés. J’ignore si elle leur a
retiré l’espérance d’un paradis, je l’espère car entre tous les mensonges de
« ma religion », le pire, selon moi, est bien de faire croire qu’il y a un
après. Tant de requins s’en alimentent qui ne sont jamais condamnés, contre
lesquels on ne manifeste jamais et qui mettent à leur profit cette croyance. Je
me souviens encore de ces églises ou l’on prêchait l’amour entre les hommes, le
respect d’autrui devant un parterre de notables sur des prie-dieu rembourrés et
garnis de velours avec une plaque dorée portant leur nom, au-devant de tous les
ouvriers, avec chaises en paille qui peuplaient leurs usines et devaient vivre
dans de misérables maisons.
J’ai longtemps imaginé mes parents arrivant au « Ciel », poussant la trappe en
haut d’un grand escalier et regardant de droite et de gauche, et de gauche et de
droite pour finalement s’apercevoir qu’il n’y avait rien. Ce dont je suis sûr,
c’est que le « bien » qu’ils ont fait autour d’eux de leur vivant, ils l’ont
fait sans l’arrière-pensée d’une plus prompte arrivée au « paradis », ils l’ont
fait par simple humanité et de cette religion là, je n’ai pas honte d’hériter.