Le
début de l’année 1985 a laissé quelques souvenirs frigorifiés, quelques records
aussi. C’est par ce genre d’évènement que parfois on se situe dans le temps ;
pour Pascal Pasquier, la référence est toute autre, elle se situe à l’automne
dans le port du Tréport en rivage de Manche. Il n’y a pas pour lui d’autre
évènement cette année-là, il est bien possible qu’il n’en soit pas d’aussi
important dans toute sa vie.
Un
attroupement retient l’attention de Pascal, l’attire. Il est venu au Tréport
pour rencontrer son ami Benoit, Benoit Seguin, de bons amis depuis l’école, ils
ont tout partagé et ne se sont jamais perdus de vue malgré des parcours très
différents. Amis à l’école, puis amis dans la vie, amis célibataires et puis
amis après leurs mariages et la naissance de leurs enfants. Les inséparables,
les surnommait-on souvent.
Son
appréhension monte, des badauds se tiennent en haut du muret qui surplombe la
plage observant des secouristes s’empressant autour d’un corps allongé, un
cordon de policiers les empêche d’approcher davantage. Un véhicule du SAMU vient
de se garer. Pascal est pris d’un sentiment bizarre, un sentiment qu’il ne
connait pas, sa respiration est difficile, il a parfois l’impression qu’elle va
s’arrêter. Ses jambes ont peine à le porter. Ce n’est pourtant pas la première
fois qu’il rencontre ce genre de scènes, il est souvent en déplacement pour son
travail et malheureusement elles lui sont un peu communes. Á 34 ans, c’est bien
un peu tôt se dit-il pour avoir des malaises, il est à toucher les badauds, mais
doit s’asseoir sur le muret pour retrouver son souffle, sa tête tourne un peu.
Dirigeant son regard vers la plage bordée de galets, il aperçoit le corps autour
duquel s’affairent les secours ; les pompiers l’ont maintenant déposé sur une
civière et ferment sur lui un grand sac noir. « C’est fini pour lui » songe-t-il
et il trouve là une explication à son angoisse, à ses malaises. La mort a dû lui
envoyer ses sombres ondes.
Il va
mieux à présent et retrouve le monde, il commence à écouter les badauds, mais
plus il les écoute et plus la description qu’ils donnent de l’homme, c’est un
homme, plus il pense qu’elle est proche de celle de son ami et l’angoisse de
nouveau monte en lui. C’est vrai qu’ils avaient rendez-vous par-là, c’est vrai
qu’il portait un costume gris clair, le plus souvent, c’est vrai…
Alors,
au prix d’un grand effort il va vers l’ambulance, malgré le cordon, la foule des
badauds est dense et se densifie encore ; il ne pourra voir grand’chose,
d’autant que le corps est maintenant prisonnier de son sac de mort. Les portes
de l’ambulance sont fermées et le véhicule quitte le bord de mer. Il avise un
policier qui essaie de gérer la petite foule, les invitant à se retirer,
s’assied encore sur le muret et attend que le calme revienne un peu. Il se lève
enfin et s’approche du policier pour lui faire part de ses craintes, de son
appréhension.
« Bonjour, j’avais rendez-vous ici avec un ami, ce qu’on dit du mort lui
ressemble un peu, savez-vous qui ce peut être ? »
« Pour
l’heure on ne sait trop rien, si ce n’est qu’il ne doit pas être d’ici, la ville
n’est pas très grande et on connait tout le monde. Attendez un peu que les gens
se dissipent et accompagnez-moi, s’il vous plait à l’hôtel de police, peut-être
en saura-t-on un peu plus, peut-être pourrez-vous nous aider à l’identifier,
mais ça, je ne vous le souhaite pas ! »
Quand
Pascal fait tourner ces évènements dans sa tête, c’est bien ainsi qu’il sait
raconter l’histoire et c’est bien là la vérité !
°°°°°°
« Tu veux boire
un chocolat ? »
Après la petite
discussion et malgré ma fatigue, j’étais bien éveillé.
« Bah oui, je
veux bien. »
Je l’ai suivi à
la cuisine, déserte à cette heure-là et il a préparé le chocolat. Quand il a été
prêt, il m’a proposé de venir le boire dans sa chambre, ainsi nous pourrions
discuter plus à notre aise, il se proposait de me montrer justement des photos
d’anciens qui avaient "réussi" en prolongement de notre discussion passée. Vu le
ton du moment que nous venions de passer, je n’avais aucune raison de me méfier.
Et de quoi aurais-je-pu me méfier ? Je me demande même aujourd’hui s’il avait à
ce moment des intentions… »
« Des
intentions ? » s’interroge Pascal.
« Je vais te
raconter, mais laisse-moi le temps s’il te plait, ce que je peux déjà te dire,
c’est que depuis que nous avons parlé au bois du Roule et depuis que tu es plus
près de moi, il ne s’est rien passé. Peut-être moi suis-je aussi différent, je
le sens en tous cas. »
« C’est que tu
es beaucoup mieux depuis et ça se voit, il y a même des copains qui m’en ont
parlé, vraiment heureux de ça. »
« Il… il a
d’abord sorti des photos d’anciens comme il me l’avait dit et nous avons
commencé à boire notre chocolat. Peu à peu je me suis senti envahi d’un
sentiment bizarre, comme si les choses changeait autour de moi, l’ambiance
devenait plus feutrée, lui parlait moins fort, il ne semblait plus s’intéresser
aux photos, aux anciens, il dérapait. Il m’a regardé, j’étais figé, glacé, je me
souvenais de l’entrevue dans le bureau, au collège et de la gêne qui était née
ce jour-là. Il était couvert de sueur, très mal à l’aise. Il s’est approché de
moi.
« Tu sais… tu
sais… »
« Il est venu
vers moi, m’a caressé les cheveux… »
Benoit sent
monter en lui des sanglots qu’il ne peut réprimer, il s’effondre, Pascal
s’approche de lui, attrape ses épaules, le secoue gentiment :
« Ce n’est
rien, je suis là, je suis là.
Je suis là, et
puis c’est pas grave, tu me raconteras tout ça une autre fois, je commence à
comprendre, l’important est que tout soit fini, que tu aies pris le dessus,
l’important pour moi c’est aussi que j’ai pu t’y aider.»
Benoit lui
sourit. Il a bien envie de continuer à se libérer, vraiment envie, mais il est
épuisé, ce retour sur ces évènements l’a anéanti, il découvre que le mental
fatigue parfois plus que le physique. Il a maintenant surtout envie de dormir.
Il sait qu’il va dormir d’un sommeil apaisé. Il ressent profondément le besoin
de retourner dans l’espace de sommeil, l’espace protecteur et amnésique qu’il
n’a pas connu depuis de trop longs mois. Il peut compter sur Pascal, il sait
qu’il reviendra, dès demain peut-être. Il sait que l’essentiel est dit, que son
ami a compris, il s’endort.
Il s’endort,
enfant heureux et il suce son pouce.
Pascal le
laisse à ce bonheur retrouvé et prend congé des parents de son ami.
« Je m’en vais,
bonne soirée. »
« Bonne soirée
Pascal, tout va bien ? »
Pascal n’a pas
vraiment envie d’entamer la conversation, mais il sait que les parents de Benoit
sont inquiets à son sujet, ses parents sont aimants et attentionnés, il a
compris qu’ils étaient aussi en inquiétude depuis quelque temps, alors, il
s’attarde un peu, s’assied.
« Oui tout va
bien, Benoit dort… »
« Déjà ? »
« Oui, il était
très fatigué.»
°°°°°°
Pascal est sur
la promenade du bord de mer, l’esplanade de la plage, il flâne, le temps lui est
clément, ni trop chaud, ni pluvieux ou venteux, un temps qui fait en sorte que
l’on ne s’intéresse pas à lui. La plage du Tréport et sa voisine de
Mers-les-Bains, sont plages de galets et il faut mériter sa baignade, avoir la
patience d’attendre que la mer consente à découvrir le sable qu’elle livre avec
lenteur, mais les bonheurs différés ne sont-ils pas les plus grands ? Ces deux
plages sœurs ne sont pas de même administration départementale : l’une est en
Seine-Maritime et Normandie, l’autre en Somme et Picardie du fait de la Bresle,
le petit fleuve côtier qui les sépare, elles partagent pourtant la même gare et
beaucoup d’autres choses encore. L’autre attira les riches familles des
filatures du Nord qui y établirent de splendides demeures ouvragées en bord de
mer. Architecture mêlant la pierre, le bois charpenté en dentelles, et la
céramique colorée ; l’une plus habituée à la simplicité d’un port de pêche et
aux bâtisses sobres et discrètes. Il sembleraient que ces deux se soient assez
bien entendues pour attirer de Paris, Rouen, Amiens, Roubaix et ailleurs des
vacanciers tentant en tenue de bain d’effacer leurs frontières.
Voilà
vingt-cinq années qu’il n’a pas mis les pieds ici, tout a changé mais rien en
lui, il se retourne vers le phare et la lourde passerelle en bois qui le relie à
la terre, il prend l’embrun et le vent du passé.
Ferme les yeux.
Le 21 Septembre
1985 Benoit devait se trouver sur cette passerelle, il était heureux, fou mais
heureux. Benoit, son ami, il ignore si ce sont les embruns ou des larmes, mais
ses yeux sont humides. Il s’assied. Demain s’en sera le triste anniversaire.
Tourne sa tête
vers le large, entrouvre ses paupières, la marée a découvert une profonde plage
de sable qui égaie quelques enfants attardés que l’école a dû oublier là.
Il attarde son
regard sur eux, trois petits avec leur gouvernante, il rigole un peu à
l’évocation de ce mot d’une autre époque.
Sans les
quitter du regard, il se lève et poursuit sa promenade vers les falaises et se
retourne une nouvelle fois vers la passerelle du phare, le recul lui donne une
autre impression, cet endroit qui a été le théâtre de la rixe qui a tué son ami
et de la chute de son corps, vu d’ici cela parait si petit, si dérisoire comme a
dû être cette rixe. Il s’est approché du pied des falaises, elles l’écrasent et
c’est ici lui qui devient dérisoire coincé entre ce mur de craie et la mer qui
n’offre qu’elle-même comme horizon. Si petit, si faible et qui traîne son
malaise.
Il est au
Tréport depuis deux jours et n’a fait que se promener, la plage, le port de
pêche, le port industriel, les petites rues de la vieille ville où il avait
croisé Henri ; il a pris l’atmosphère, laissé flotter sa tête.
Il a tourné ses
pas et revient vers le phare, son regard ne le quitte pas, plus il en approche,
plus l’angoisse monte en lui, il doit s’asseoir sur le muret à deux reprises, il
n’est pas vieux à 58 ans, il est usé.
Finalement il
bifurque, prend à droite en direction du front de mer, une construction en béton
des années cinquante, qui n’est manifestement pas à la hauteur de la beauté du
lieu mais offre l’avantage certain d’abriter la vieille ville basse des morsures
du vent, ce vent qui s’invite ici bien souvent ici apportant le froid de la mer
et dont on s’abritait en glissant des journaux sous les pulls. L’ambiance change
d’un coup, tout devient paisible, l’intimité de petites rues où les voitures
peinent à circuler, petites rues dans lesquelles on peut voir de près le visage
des gens et pourquoi pas les saluer. Son angoisse disparait, il évite
soigneusement la place Notre Dame, il s’y rendra plus tard, quand il se sera un
peu apaisé. Il remonte vers le cœur de la ville qui se niche dans un
affaissement des falaises, liaison entre une verdoyante campagne et le port. Il
passe sous la vieille porte du moyen-âge et côtoie l’ancienne prison, remonte
vers la croix de pierre, oblique par le marché couvert et rejoint la place de
l’église Saint Jacques dans laquelle il pénètre, elle est toute simplicité à
l’image de ce peuple de mer, une immense toile évoque un Jésus calmant la
tempête, combien de prières ont voulu s’élever pour conjurer les mauvais "coups
de tabac", les mains privées de leur doigts, les cordages qui amputent, les
mauvaises pêches, les corps projetés dans le tourment des vagues et les
naufrages. Ici on est humble.
Pascal sort par
le fond de l’église et sur sa droite pousse la lourde porte qui sépare du vent
et de la mer, même aujourd’hui, avec un temps clément, il est surpris par une
bourrasque qui le ramène brutalement dans l’agitation du port. Il redescend les
marches prenant bien le temps de profiter de cette vue magique, et puis retourne
vers le phare, encore, en fait le tour et s’arrête un instant à l’endroit où on
a retrouvé des traces de la rixe, son esprit se brouille, il a les tempes
douloureuses. Des images défilent à vive allure dans sa tête, il ferme les yeux,
agite les bras comme pour les éloigner, quand il ouvre les yeux, il trouve les
regards étonnés de quelques passants et poursuit son chemin vers la promenade de
la plage et puis les falaises. En chemin se pose quelquefois sur le muret de
pierre. Et il revient vers le phare, emprunte la passerelle constituée de
lourdes poutres posées sur une structure de bois fichée sur des piles de pierres
et béton ; entre les poutres on aperçoit la mer, il est fasciné par le spectacle
de cette eau qui joue entre les bois. De nouveau des images remontent, un bruit
aussi, un bruit de lutte et de nouveau ses tempes bourdonnent, il a des vertiges
et doit vivement s’avancer vers le muret de pierre qui entoure la jetée du phare
pour se poser. Il calme sa respiration par de petits exercices que son docteur
lui a appris, retrouve son calme et repart. Mais l’image et le bruit qui lui
sont apparus, qui lui sont revenus sur la passerelle l’accompagnent, il essaie
d’en préciser le contour.
°°°°°°